Bonjour la compagnie littéraire. Hier, la première sélection pour le Prix Médicis a été communiquée. Voyons cela de plus près…

Treize romans français et onze romans étrangers sont proposés :

Le prix Médicis est un prix littéraire français fondé en 1958 par Gala Barbisan et Jean-Pierre Giraudoux afin de couronner un roman, un récit, un recueil de nouvelles dont l’auteur débute ou n’a pas encore une notoriété correspondant à son talent.
Les deuxièmes sélections ainsi qu’une liste d’essais seront révélées le 6 octobre. La remise des prix est prévue le 26 octobre.
Cette année, la sélection est très hétéroclite, regroupant des romans sortis au printemps. POL tire son épingle du jeu, avec trois romans, alors que l’on note l’absence du Seuil ou encore d’Albin Michel.
En 2020, les lauréats étaient :
Médicis du roman français : Chloé Delaume « Le Cœur synthétique » (Seuil),
Médicis du roman étranger : Antonio Muñoz Molina « Un Promeneur solitaire dans la foule », traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon (Seuil),
Médicis de l’Essai : Karl Ove Knausgaard « Fin de combat », traduit du norvégien par Christine Berlioz, Jean-Baptiste Coursaud, Marie-Pierre Friquet et Laila Flink Thullesen (Denoël).
Je vous laisse découvrir les couvertures et résumés de ces romans :
Romans en français :
- Santiago Amigorena, Le Premier Exil (POL)

Le Ghetto intérieur racontait le silence, en 1945, de celui qui deviendrait le grand-père de l’auteur, Vicente Rosenberg, qui émigra à Buenos Aires. Le Premier Exil s’ouvre sur la mort, vingt ans plus tard, dans cette même ville, de l’arrière-grand-père maternel, l’abuelo Zeide, un Juif originaire de Kiev. Mais la famille du narrateur a dû fuir l’Argentine pour l’Uruguay, et échapper à la dictature, après le coup d’État militaire en 1968. C’est le roman d’un âge plus mystérieux que tous les autres, qui a commencé quand le narrateur avait six ans par un premier exil d’Argentine en Uruguay, et s’est achevé à douze ans par un second exil, en Europe. Avec un sens de l’autodérision et du drame, l’auteur fait l’histoire des origines de son propre silence, de sa relation tourmentée au langage, de ses traumas, de son apprentissage de la vie, et de l’intuition première de la puissance de la littérature dans une existence. Derrière ce récit d’une enfance inquiète, laconique, le livre dresse aussi le portrait du continent sud-américain que recouvre peu à peu une nuit sanglante, où la torture et les disparitions deviennent routinières.
- Christine Angot, Le Voyage dans l’Est (Flammarion)

« J’ai fait comme s’il ne se passait rien. Je regardais le paysage devant moi. Les essuie-glaces couchés au bas de la vitre. La main allait et venait sur ma cuisse. Elle s’est déplacée vers le haut. J’ai été consciente de sa position à tout moment. Mon attitude était celle de quelqu’un qui n’a rien de particulier à dire. Mon état intérieur, à l’opposé. Il aurait mérité d’être exprimé si je m’en étais sentie capable. Je dissimulais mon incapacité par un comportement sans histoire. Sachant que je ne saurais pas quoi dire si la limite était dépassée. Mon esprit était occupé à raisonner. Il n’était pas vide. Je surveillais. C’était une surveillance de tous les instants. Proche. Serrée sur le mouvement. Même d’un doigt sur le tissu de mon pantalon. Je surveillais, je surveillais, je surveillais. Ça risquait d’être inutile. Je le savais. Si la limite, que je pouvais faire semblant de supporter, était dépassée, j’avais conscience que j’aurais peut-être à en supporter plus. Mon raisonnement se bloquait avant. Je n’allais pas jusque-là. Je continuais d’interpréter les passages de main comme anodins, et de m’accrocher à leur innocence. »
- Nina Bouraoui, Satisfaction (JC Lattès)

« Je pense souvent à ce qu’il restera, à ce qu’Erwan gardera de moi, de son enfance, j’aimerais saisir, révéler ses sensations sur la pellicule photographique, graver nos instants, craignant que l’amour ne disparaisse avec les souvenirs, graver l’odeur du jasmin quand nous nous approchons de notre maison, odeur de la stabilité du lieu intérieur malgré les désordres de mon cœur, contre la violence extérieure, réelle ou imaginaire, de la mer, des hommes. »
À travers la voix incandescente de Madame Akli, Nina Bouraoui nous offre un roman brûlant, sensuel et poétique qui réunit toutes ses obsessions littéraires : l’enfance qui s’achève, l’amour qui s’égare, le désir qui fait perdre la raison.
- Arthur Dreyfus, Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui (POL)

Voilà comment Arthur Dreyfus présente son livre : « Un jour, il m’est apparu impossible d’avoir ce qu’on appelle un rapport sexuel sans en faire mention dans un document informatique. Il fallait raconter. À l’intention de ce journal j’ai multiplié les expériences, diversifié mes pratiques, renoncé à certaines rencontres, quand je m’en suis imposé d’autres. Plusieurs fois, j’ai interrompu l’acte pour prendre des notes. Les déceptions ont fini par devenir plus attrayantes que l’extase : elles renfermaient une dramaturgie. Le dernier chapitre de cette aventure voisinerait avec l’obscurité, avec la mort (je ne le savais pas encore). »
C’est le journal minutieux d’une addiction folle, rythmée par l’usage de Grindr. On y trouve des recensions répétées de l’acte sexuel, des poèmes, des aphorismes, mais aussi des aveux, des récits compulsifs de rencontres, des portraits de personnes connues ou inconnues, l’évocation des rapports familiaux, le souvenir d’une extraordinaire grand-mère. C’est surtout l’histoire d’une odyssée contemporaine, et d’une rédemption.
« Ce livre, je le vois comme un labyrinthe dont je suis sorti, mais dans lequel je pourrais me re-perdre, écrit aussi l’auteur. Je le vois comme un piège, mais aussi comme un bouclier. Comme le récit d’une époque, et le reflet d’une autre vie. Je me suis demandé si dans ma fascination pour le sexe, il n’y avait pas d’abord de l’effroi. Et si les autres savaient jouir sans se perdre. Et si se perdre n’était pas notre seule liberté. »
- Christophe Donner, La France goy (Grasset)

« Trente ans après L’Esprit de vengeance, qui évoquait mes sentiments envers mon grand-père, Jean Gosset, le temps était venu de chercher à savoir pourquoi cet homme s’était engagé dans la Résistance, qui le conduirait au camp de concentration de Neuengamme où il allait mourir. Les réponses, c’était son père qui allait me les fournir. »
C.D.
L’enquête s’emballe quand un trésor est découvert dans les archives familiales : lettres, journaux intimes, articles de presse, manuel d’escrime, de la main d’Henri Gosset, le père de Jean. C’est l’étincelle qui fait exploser le réel, et le romanesque s’impose autour du personnage de Henri et de sa correspondance, qui nous font remonter à la fin du XIXème siècle, jusqu’aux racines de l’antisémitisme français et à son « patient zéro », Edouard Drumont. Si Henri Gosset, en arrivant à Paris, en 1892, à seize ans et demi, n’a pas rencontré l’auteur du best-seller haineux La France juive, il a en revanche très bien connu son disciple et successeur, Léon Daudet, le fils du célèbre écrivain. Léon initie Henri à l’antisémitisme et lui présente le professeur Bérillon, praticien réputé de l’hypnose, fondateur de l’Ecole de psychologie dont Henri devient un des professeurs et son trésorier. Mais les mauvaises fréquentations d’Henri ne l’empêchent pas de tomber follement amoureux d’une jeune institutrice anarchiste, Marcelle Bernard. De l’union de ces extrêmes naîtra Jean Gosset…
Léon Daudet, Edouard Drumont, Charles Maurras, les leaders anarchistes Gustave Hervé et Almeyreda, Clemenceau, Caillaux, le directeur du Figaro Calmette, Dreyfus, Zola, Jules Bonnot, Jean Jaurès et tant d’autres, c’est une humanité grouillante et furieusement vivante qui habite La France goy. La fresque couvre les deux décennies qui précédent la première guerre mondiale. L’époque est féroce, avec ses scandales (Panama), ses campagnes de diffamation contre les Juifs, les capitalistes dénoncés comme espions par L’Action Française, les procès, les grèves, les attentats anarchistes, et les duels au petit matin blême… Au carrefour de tous ces complots, la presse, corrompue par la politique et inversement, la littérature, le théâtre, et même du cinéma puisque c’est de cette tourbe que naîtra le cinéaste Jean Vigo. Avec ce roman, Christophe Donner suggère une histoire de France hantée par une « question juive » qui déterminerait plus que ce qui a été dit. Il découvre à travers la saga familiale une haine des Juifs, ancestrale, qui se réinvente en antisémitisme, se déchaîne, et participe à l’inexorable montée des nationalismes qui entraîneront l’Europe dans la Grande Guerre.
- Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué (Le Nouvel Attila)

Le grand-père du jeune Faldistoire se prend pour un fantôme, la mère de Sylvie pratique la sorcellerie et lit l’avenir dans les tarots tandis que, sous le vernis de la normalité, le père de Sébastien cache de sombres desseins. Faldistoire, Sylvie et Sébastien fréquentent la même école primaire, puis, au secondaire, le même collège privé. Où Almanach les rejoint pour devenir, un jour, l’amant de Faldistoire. Non loin de là, dans le cimetière, sous le regard inexpressif des crapauds, de nouveaux trous sont sans arrêt creusés. Car il ne fait pas bon vivre pour les enfants de Chicoutimi : viols, accidents tragiques, meurtres insensés. Heureusement, la plupart d’entre eux reviennent après le trépas. Ils s’apprêtent à prendre leur revanche.Un roman rageur et foisonnant, mené au pas de charge.
- Arrigo Lessana, Après l’avalanche (Exils)

Deux jeunes alpinistes, enfouis sous une avalanche, retrouvent leur vie d’avant grâce à une improbable médecine d’avant-garde. Leur conversation reprend, un demi-siècle plus tard, là où ils l’avaient interrompue. Ferdinand est venu au chevet de Pascal. Une femme, Lola, traverse l’Atlantique pour les rejoindre.
- Héléna Marienské, Presque toutes les femmes (Flammarion)

Dans cette autobiographie traversée de passions et de détresses, Héléna Marienské raconte une vie passée à l’ombre des femmes, figures familiales ou rivales, autant que dans leur lumière, celle des femmes désirées ou follement aimées. Chacune à sa manière lui aura révélé celle qu’elle est : une femme libre, qui abrite résolument en elle plusieurs autres. Nous, peut-être ?
« Une dépression sévère, il y a deux ans. Un chagrin sans fond m’avait emplie toute, qui me clouait au lit. Etrangement, lorsque je me suis redressée, mon premier désir a été de terminer le texte que je peaufinais depuis des années : un récit intime centré sur les femmes de ma vie. Tout y était, les zigzags et les impasses, les abandons et les pardons. Tout était écrit mais rien ne fonctionnait. Je donnais à voir le même éternel sourire pour avancer guillerette dans le récit, prête à amuser mon monde. Le drame de ma mère était passé sous silence, la malédiction familiale tournait à la farce, et ma bisexualité restait dans un placard. Les histoires d’amour n’étaient que joyeuses saynètes. J’avais touché le fond : il était temps d’arracher le masque. Alors j’ai tout repris. «
- Céline Minard, Plasmas (Rivages)

Céline Minard nous plonge dans un univers renversant, où les espèces et les genres s’enchevêtrent, le réel et le virtuel communiquent par des fils ténus et invisibles. Qu’elle décrive les mesures sensorielles effectuées sur des acrobates dans un monde post-humain, la conservation de la mémoire de la Terre après son extinction, la chute d’un parallélépipède d’aluminium tombé des étoiles et du futur à travers un couloir du temps, ou bien encore la création accidentelle d’un monstre génétique dans une écurie de chevaux sibérienne, l’auteure dessine le tableau d’une fascinante cosmo-vision, dont les recombinaisons infinies forment un jeu permanent de métamorphoses. Fidèle à sa poétique des frontières, elle invente, ce faisant, un genre littéraire, forme éclatée et renouvelée du livre-monde.
- Christine Montalbetti, Ce que c’est qu’une existence (POL)

« Parce que, oui, c’est bien ce qui va se passer ici, on va suivre sur une même journée ce que vivent au même moment plusieurs personnages. »
Roman choral, Ce que c’est qu’une existence raconte cette mystérieuse évidence d’être au monde ensemble au même instant et de vivre des vies différentes.
Un père, déjà âgé, observe son quartier depuis sa fenêtre. Son fils, Tom, est sur un bateau en Méditerranée. Dorris fuit son histoire amoureuse avec Tom. Ahmad, qui vient de Syrie, a séjourné en Turquie, et s’installe chaque matin sur un carton au carrefour de ce même quartier. Stan erre dans la ville, après avoir accompagné sa femme Magda à l’hôpital. Et d’autres personnages encore : la gardienne de l’immeuble, une hôtesse de l’air dans l’avion que prend Dorris, une infirmière auprès de Magda, Anna et Steven, un couple de jeunes voisins qui se disputent. On découvre, avec humour et empathie, comment chacun à son échelle se débrouille avec l’existence. On y parle d’amour, de l’affection père-fils, d’exil, de guerre, de prison, de la possibilité des réconciliations, des étés. Et de l’épidémie qui s’est invitée de force dans l’histoire. Se glissent des confidences intimes, des secrets douloureux. Tandis que le roman écrit les vies en train de se faire et se défaire.
- Mohamed Mbougar Sarr, La Plus Secrète Mémoire des hommes (Philippe Rey)

En 2018, Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, découvre à Paris un livre mythique, paru en 1938 : Le labyrinthe de l’inhumain. On a perdu la trace de son auteur, qualifié en son temps de « Rimbaud nègre », depuis le scandale que déclencha la parution de son texte. Diégane s’engage alors, fasciné, sur la piste du mystérieux T.C. Elimane, se confrontant aux grandes tragédies que sont le colonialisme ou la Shoah. Du Sénégal à la France en passant par l’Argentine, quelle vérité l’attend au centre de ce labyrinthe ?
Sans jamais perdre le fil de cette quête qui l’accapare, Diégane, à Paris, fréquente un groupe de jeunes auteurs africains : tous s’observent, discutent, boivent, font beaucoup l’amour, et s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de l’exil. Il va surtout s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga, détentrice de secrets, et la fugace photojournaliste Aïda…
D’une perpétuelle inventivité, La plus secrète mémoire des hommes est un roman étourdissant, dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie, ou encore par le désir de dépasser la question du face-à-face entre Afrique et Occident. Il est surtout un chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel.
- Maud Ventura, Mon mari (L’Iconoclaste)

C’est une femme toujours amoureuse de son mari après quinze ans de vie commune. Ils forment un parfait couple de quadragénaires : deux enfants, une grande maison, la réussite sociale. Mais sous cet apparent bonheur conjugal, elle nourrit une passion exclusive à son égard. Cette beauté froide est le feu sous la glace. Lui semble se satisfaire d’une relation apaisée : ses baisers sont rapides, et le corps nu de sa femme ne l’émeut plus. Pour se prouver que son mari ne l’aime plus – ou pas assez – cette épouse se met à épier chacun de ses gestes comme autant de signes de désamour. Du lundi au dimanche, elle note méthodiquement ses « fautes », les peines à lui infliger, les pièges à lui tendre, elle le trompe pour le tester. Face aux autres femmes qui lui semblent toujours plus belles, il lui faut être la plus soignée, la plus parfaite, la plus désirable.
On rit, on s’effraie, on se projette et l’on ne sait sur quoi va déboucher ce face-à-face conjugal tant la tension monte à chaque page. Un premier roman extrêmement original et dérangeant.
Je vous laisse le lien pour retrouver ma chronique de ce roman.
- Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux (Verdier)

Syrie. Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973. Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.
Romans étrangers :
- Ahmet Atlan, Madame Hayat (Actes Sud, Turquie)

Une histoire d’amour magnifique, celle d’un jeune homme pour une femme d’âge mûr qui éclaire et modifie son regard sur le sens de la vie. Un livre où la littérature, premier amour de ce garçon, devient vitale. Car dans une ville où règne l’effroi, seul l’imaginaire sauve de l’enfermement…
- Gabriela Cabezon Camara, Les Aventures de China Iron (L’Ogre, Argentine)

Les Aventures de China Iron, second roman de Gabriela Cabezón Cámara, célébré par la critique et finaliste de l’International Booker Prize 2020, est l’épopée radieuse et lumineuse d’une femme qui se libère et emporte avec elle les paysages sans limites de la pampa.
Prenez Martín Fierro, un gaucho qui donne son nom à un poème épique, un mythe fondateur de l’Argentine. Imaginez maintenant qu’il ait une femme, China, et que ce soit elle qui parte à la conquête d’une nouvelle façon de vivre ensemble. Vous tenez là à la fois une merveilleuse histoire d’amour et d’aventures, un western queer, et un appel à fonder un monde où toutes les créatures s’embrasseraient avec désir et jouiraient du même amour pour les rivières, les oiseaux ou les arbres, et où elles ne se sentiraient plus jamais seules.
Gabriela Cabezón Cámara s’empare d’un canon de la littérature argentine, le subvertit et fait des Aventures de China Iron un mythe universel et contemporain, empli de joie, d’amour et de liberté.
- Jan Carson, Les Lanceurs de feu (Sabine Wespieser, Royaume-Uni)

À Belfast, l’été 2014 restera dans les mémoires comme celui des Grands Feux. Bien avant les feux de joie traditionnellement élevés à l’occasion de la grande parade orangiste du 12 juillet, de gigantesques foyers illuminent la ville cette année-là, malgré l’interdiction formelle des autorités. Jusqu’à la fin des Troubles, en 1998, le Douze donnait régulièrement lieu à des affrontements entre nationalistes catholiques et loyalistes protestants. Aujourd’hui encore, la violence n’est jamais loin : « Les Troubles sont terminés, maintenant. C’est ce qu’on nous a dit dans les journaux et à la télévision. Ici nous sommes très portés sur la religion. Nous avons besoin de tout croire par nous-mêmes. (On a tous tendance à enfoncer les doigts dans la plaie et bien fouiller autour.) Nous ne l’avons pas cru dans les journaux ni à la télévision. Nous ne l’avons pas cru dans nos os. Après tant d’années assis sur une position, nos épines dorsales s’étaient figées. Il nous faudra des siècles pour les déplier », écrit Jan Carson avec l’acuité et l’humour qui caractérisent son regard sur sa ville natale.
Mené tambour battant, son roman met en parallèle le quotidien de deux pères de famille, l’un et l’autre rongés par l’angoisse pendant les trois mois de cet été particulier.
- Lucy Fricke, Les Occasions manquées (Le Quartanier, Allemagne)

Martha se voit demander par son père, Kurt, en phase terminale d’un cancer, de l’amener de Hanovre jusqu’en Suisse, dans une clinique de suicide assisté. Mais ne conduisant plus, traumatisée par un accident, Martha sollicite Betty, son amie depuis vingt ans, qui consent à les accompagner. Or, le but du voyage se révèle bientôt un prétexte à d’autres desseins.
L’odyssée burlesque alors engagée se prolonge en Italie, et ce n’est plus seulement Martha qui explore les voies de libération d’une histoire douloureuse, mais Betty. Entravée par le legs symbolique d’un beau-père tromboniste et menteur, elle aspire à se recueillir sur sa tombe. Le roman de la route devient alors polar.
De Berlin aux Cyclades, Betty et Martha, à l’aube de la quarantaine, cherchent un père, des pères, et se déprennent du regret des occasions manquées. Dans une langue innervée d’un humour acide et d’une gouaille mélancolique, Lucy Fricke mène ses héroïnes, soudées par les confidences et l’alcool, au fil des rebondissements et des rencontres, vers une vie délestée.
- Gouzel Iakhina, Les Enfants de la Volga (Noir sur Blanc, Russie)

Nous sommes dans la région de la Volga, dans les premières années de l’URSS, en 1920-1930. Jakob Bach est un Allemand de la Volga : il fait partie des descendants des Allemands venus s’installer en Russie au XVIIIe siècle.
Bach est maître d’école dans le village de Gnadenthal, une colonie située sur les rives du fleuve. Un mystérieux message l’invite à donner des cours à Klara, une jeune fille vivant seule avec son père sur l’autre rive de la Volga. Bach et Klara tombent amoureux, et après le départ du père, ils s’installent ensemble dans la ferme isolée, vivant au rythme de la nature. Un jour, des intrus s’introduisent dans la ferme et violent Klara. Celle-ci mourra en couches neuf mois plus tard, laissant Bach seul avec la petite fille, Anntche.
Après la mort de Klara, Bach s’éloigne du monde et perd l’usage de la parole. Tout en élevant l’enfant, il écrit des contes, qui de manière étrange et parfois tragique s’incarnent dans la réalité à Gnadenthal. Un autre enfant fait alors son apparition à la ferme : Vasska, un orphelin vagabond qui bouleversera la vie d’Anntche et Bach…
- Robert Jones Jr., Les Prophètes (Grasset, Etats-Unis)

Sur la plantation de Paul et Ruth Halifax dans le Mississippi, des centaines d’esclaves travaillent dans les champs de coton. Les sévices corporels sont quotidiens, et la misère, la règle. Seuls Isaiah et Samuel, deux jeunes esclaves, bénéficient d’un peu d’intimité, car autorisés à dormir dans la grange avec les chevaux dont ils ont la charge. Maggie, qui travaille à la cuisine pour les Halifax, veille sur eux. Comme beaucoup d’autres, elle sait que les deux hommes sont amants.
Ce fragile équilibre est mis à mal quand Amos, un autre esclave, demande à Paul Halifax de lui enseigner les Évangiles, avant de convertir petit à petit les esclaves à sa nouvelle foi. Isaiah et Samuel se retrouvent alors de plus en plus isolés. Le jour où Ruth les accuse de l’avoir provoquée, les deux sont châtiés publiquement. Sous l’autorité de Maggie, un groupe de femmes les soigne en pratiquant des rituels ancestraux, mais leur répit sera de courte durée. Car peu après, leur calvaire prend une tournure inattendue lorsque le jeune Timothy Halifax, de retour du Nord, s’intéresse à eux. Rien ni personne ne semble pouvoir arrêter la tragédie qui s’annonce.
Porté par un souffle lyrique d’une puissance rare, Les Prophètes nous offre une grande fresque historique sur l’esclavage et un grand roman d’amour. Robert Jones, Jr. a incontestablement réussi son entrée en littérature avec ce roman flamboyant et profondément personnel sur la condition noire et la sexualité ; le livre s’est immédiatement classé dans la liste des best-sellers du New York Times à sa sortie aux États-Unis.
- Jonas Hassen Khemiri, La Clause paternelle (Actes Sud, Suède)

Deux fois par an, un père qui est aussi grand-père rentre en Suède. Officiellement pour retrouver son fils qui est aussi un père et sa fille qui n’est plus une mère.
En réalité pour ne pas perdre son titre de séjour et pour que son fils s’occupe de toute sa paperasse. Mais cette fois, la coupe est pleine et ce dernier estime qu’il est grand temps de remettre en cause la clause paternelle qui stipule qu’un fils doit s’occuper de son père.
Mais cette clause est-elle négociable ?
- Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas rouge (Verdier, Autriche)

Un soir à la nuit tombante, au début des années quarante, un père et sa fille arrivent dans un village de Haute- Autriche sur une carriole tirée par un cheval, avec leurs malles et leurs meubles, et s’installent dans une ferme abandonnée qui leur a été attribuée. La jeune fille traumatisée serre dans son poing un bouquet de lilas rouge.
Les seuls témoins de leur arrivée sont l’aubergiste du village et un enfant simple d’esprit, le petit Franz, incapable de raconter ce qu’il voit.
À l’image de cet enfant, tout ce livre, histoire d’une famille de paysans autrichiens sur quatre générations, est aux prises avec le silence. Cinquante années où les destins individuels s’entrecroisent sous le signe de l’histoire tragique du XXe siècle dans laquelle ils sont pris. Pourquoi le patriarche, Ferdinand Goldberger, chef de section du parti nazi, a-t-il dû fuir son village d’origine et s’installer dans une autre région? Le lecteur le verra se rendre coupable au moins d’une autre action indigne, en éprouver même du remords, mais son crime originel restera ignoré de sa fille, de son fils appelé comme lui Ferdinand, puis de ses trois petits-enfants – Paul, Thomas et Maria – sur lesquels pourtant ce secret ne cessera de peser…….
Avec Lilas rouge, Reinhard Kaiser-Mühlecker raconte, dans une langue somptueuse, le destin de l’Autriche rurale aux prises jusqu’à nos jours avec l’héritage trop lourd à porter des années du nazisme. La littérature de langue allemande n’avait pas produit depuis bien longtemps une fresque narrative de cette richesse et de cette ampleur, comparables à celles des plus grands classiques européens.
- Leonardo Padura, Poussières dans le vent (Métailié, Cuba)

Elle arrive de New York, il vient de Cuba, ils s’aiment. Il lui montre une photo de groupe prise en 1989 dans le jardin de sa mère et elle y reconnaît la sienne, cette femme mystérieuse qui ne parle jamais de son passé. Ils vont chercher à comprendre le mystère de cette présence et les secrets enfouis de leurs parents…
Leonardo Padura nous parle de Cuba et de sa génération, celle qui a été malmenée par l’histoire jusqu’à sa dispersion dans l’exil : « Poussière dans le vent. »
Nous suivons le Clan, un groupe d’amis soudés depuis la fin du lycée et sur lequel vont passer les transformations du monde et leurs conséquences sur la vie à Cuba. Des grandes espérances des nouveaux diplômés devenus médecins, ingénieurs, jusqu’aux pénuries de la « période spéciale » des années 90, après la chute du bloc soviétique (où le salaire d’une chercheuse représente le prix en dollars d’une course en taxi) et la fuite dans l’exil à travers le monde.
Des personnages magnifiques, subtils, nuancés et attachants, soumis au suspense permanent qu’est la vie à Cuba et aux péripéties universelles des amitiés, des amours et des mensonges. Ils vont survivre à l’exil, à Miami, Barcelone, New York, Madrid, Porto Rico, Buenos Aires. Ils vont prendre de nouveaux départs, témoigner de la force de la vie.
Leonardo Padura écrit un roman universel. Il utilise la forme classique du roman choral mais la sublime par son inventivité et son sens aigu du suspense, qui nous tient en haleine jusqu’au dernier chapitre.
Ce très grand roman, qui place son auteur au rang des plus grands romanciers actuels, est une affirmation de la force de l’amitié et des liens solides et invisibles de l’amour.
- Douglas Stuart, Shuggie Bain (Globe, Royaume-Uni)

Glasgow, années 1980, sous le règne de fer de Margaret Thatcher.
Agnes Bain rêvait d’une belle maison bien à elle, d’un jardin et d’un homme qui l’aime. À la place, son dernier mari la lâche dans un quartier délabré de la ville où règnent le chômage et la pauvreté. Pour fuir l’avenir bouché, les factures qui s’empilent, la vie quotidienne en vrac, Agnes va chercher du réconfort dans l’alcool, et, l’un après l’autre, parents, amants, grands enfants, tous les siens l’abandonnent pour se sauver eux-mêmes. Un seul s’est juré de rester, coûte que coûte, de toute la force d’âme de ses huit ans. C’est Shuggie, son dernier fils. Il lui a dit un jour : « Je t’aime, maman. Je ferai n’importe quoi pour toi. »
Shuggie peine d’autant plus à l’aider qu’il doit se battre sur un autre front : malgré ses efforts pour paraître normal, tout le monde a remarqué qu’il n’était pas « net « . Harcèlement, brimades, injures, rien ne lui est épargné par les brutes du voisinage. Agnes le protégerait si la bière n’avait pas le pouvoir d’effacer tous ceux qui vous entourent, même un fils adoré.
Mais qu’est-ce qui pourrait décourager l’amour de Shuggie ?
Shuggie Bain est un premier roman fracassant qui signe la naissance d’un auteur. Douglas Stuart décrit sans détour la cruauté du monde et la lumière absolue.
- Natasha Trethewey, Memorial Drive (L’Olivier, Etats-Unis)

« Quand j’ai quitté Atlanta en jurant de ne jamais y revenir, j’ai emporté ce que j’avais cultivé durant toutes ces années : l’évitement muet de mon passé, le silence et l’amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi. »
Memorial Drive raconte deux quêtes d’indépendance. L’une, celle de Gwendolyn, la mère, échouera, se terminant dans la violence la plus inacceptable. L’autre, celle de Natasha, la fille, sera une flamboyante réussite. Elle deviendra une écrivaine reconnue, Poet Laureate à deux reprises, puis récompensée par le prestigieux prix Pulitzer.
Tout commence par un mariage interdit entre un homme blanc et une femme noire. Leur fille métisse, Natasha, apprend à vivre sous les regards réprobateurs. Sa peau est trop claire pour les uns, trop foncée pour les autres. Lorsque Gwendolyn quitte son mari, elle pense s’affranchir, trouver enfin la liberté. Mais Joel, vétéran du Vietnam épousé en secondes noces, se révèle un manipulateur né, irascible et violent. Elle parvient malgré tout à le quitter. Rien ne pourra enrayer la spirale tragique du destin de Gwendolyn : elle meurt en 1985, tuée par balle. Le meurtrier : Joel, dit « Big Joe ».
Dans un récit intime déchirant, Natasha Trethewey affronte enfin sa part d’ombre. Pour rendre à sa mère, Gwendolyn Ann Turnbough, sa voix, son histoire et sa dignité.
J’ai noté « Madame Hayat », « Presque toutes les femmes », « Les prophètes », « Poussière dans le vent » et « Memorial Drive ». Une belle occasion de découvrir de nouveaux auteurs.